“Oh ! Mes Touaregs ! Quel mystère vous conduit
sous vos voiles étranges? A l'image de votre âme,
votre parler berbère est marqué de mots
chrétiens, le nom latin immense de péché,
celui gracieux des anges, et, à travers les règles
musulmanes de votre art, vous faites triompher sur vos
objets familiers la croix chrétienne ” (C.Kilian
1934 : 155).
Sous ce titre quelque peu énigmatique, nous nous
proposons d’entamer ici le décryptage de
la représentation que nous nous sommes faite de
ce peuple connu sous le nom de Touaregs. Cette représentation
n’a rien d’éternel, elle est le résultat
d’un processus, d’une construction historique.
En ce sens, parler de décryptage c’est d’abord
- à grands traits - repérer/baliser ce processus
mais aussi, dans le même mouvement, se poser la
question du pourquoi. La représentation passée
et présente des Touaregs n’est pas gratuite,
elle ne correspond pas simplement à un surplus
d’exotisme pour Occidentaux désenchantés,
elle n’est pas le simple fruit d’un hasard
ethnologique. Cette représentation a une efficacité
pratique et elle ne peut réellement s’analyser
qu’à condition de cerner ses enjeux et ses
usages. Qu’à condition, en somme, de se poser
cette question en apparence triviale : à quoi sert
cette représentation ? Faute de pousser l'analyse
jusqu'à ce point, on s'en tiendrait à une
simple description de l'image des Touaregs et on passerait
sûrement à côté de l'essentiel,
on n'analyserait rien.
Le stéréotype touareg
Les Touaregs bénéficient d’une représentation
largement positive, d’un stéréotype
fortement valorisé et par là sont distingués
des populations “autres” qui leur sont voisines.
Soit principalement les populations dites arabes situées
au nord du pays touareg et, au sud, les populations “noires”
d’Afrique sahélienne, auxquelles s’appliquent
généralement des représentations
beaucoup plus négatives. Cette valorisation de
l’image des Touaregs peut facilement se repérer
dans le présent (voir les reportages télévisés
comme “Ushuaïa” ou le magazine Géo).
Nous n’en prendrons ici qu’un exemple : le
catalogue du magasin “Nature et Découvertes”
(printemps 1999) qui présente aux consommateurs
occidentaux des bijoux dits “ethniques”. L’orfèvrerie
touarègue y est bien évidemment présente.
Un texte, intitulé “Splendeurs nomades”,
accompagne la reproduction photographique des bijoux :
“Au bout de la patience, il y a le ciel, disent
les Touaregs, nomades épris d’espace et de
liberté, sages seigneurs du désert enveloppés
d’épais voiles indigo qui les protègent
du soleil et du vent. Les bijoux qu’ils cisèlent
dans l’argent, métal du prophète,
symbole de la pureté, ont l’élégance
et la simplicité de ce peuple.”
On est là en présence d’un stéréotype
massif et hors du temps où figurent les principaux
thèmes de l’imagerie touarègue : le
mystère (voile), le nomadisme assimilé à
l’errance et à la liberté, la noblesse,
la sagesse et la simplicité attribuées à
un peuple censé vivre en osmose avec un milieu
naturel difficile. Nous ne nous attarderons pas davantage
sur cette image qui à quelques variantes près
est présente dans nombre de textes consacrés
aux Touaregs. On notera par contre deux de ses conséquences
majeures :
- Du fait même de cette valorisation, les Touaregs
ont en quelque sorte monopolisé l’image du
nomade saharien. Pour la plupart des Occidentaux une série
d’équivalences est ainsi instaurée
: Sahara = nomades = Touaregs. Les autres populations
sahariennes (nomades et/ou sédentaires) se trouvent
ainsi quasiment exclus de notre imaginaire saharien. On
notera d’ailleurs qu’au sein même du
monde touareg ceux de l’Ahaggar (ou Hoggar) sont
particulièrement privilégiés. Un
texte de E. F. Gautier, géographe longtemps présenté
comme un des meilleurs spécialistes du Sahara,
est sur ce point éloquent : “Le sédentaire,
au Sahara, est quelque chose comme un corps étranger
enkysté ; un coolie noir, fixé à
la glèbe […] Le véritable Saharien,
l’autochtone enraciné, c’est le nomade,
dans l’espèce le Touareg […] ceux qui
nous intéressent, les Sahariens du Hoggar, sont
peut-être bien les représentants les plus
glorieux et les plus caractéristiques du nom ”
(1935 : 176).
- Cette première équation en installe
une seconde sur le mode de l’évidence. Si
le type même du nomade saharien est un Touareg,
il est implicitement entendu qu’un Touareg est un
nomade, mieux il ne peut être qu’un nomade.
Un Touareg sédentaire - comme il en existait déjà
dans la société dite traditionnelle - sera
toujours plus ou moins présenté comme un
“faux” Touareg, comme un Touareg “inauthentique”
et pensé dans une thématique de la déchéance,
de la perte d’une “pureté originelle”.
Une vieille histoire
Or, cette représentation largement valorisée
des Touaregs est en quelque sorte présente dès
“l’origine”, entendons par là
le moment de la rencontre entre l’Occident (et notamment
la France) et le monde touareg au XIXème siècle
. Avec la conquête de l’Algérie, les
Touaregs deviennent peu à peu une réalité
concrète pour les Européens. Très
schématiquement, deux grandes périodes peuvent
être distinguées : de 1850 à 1900,
l’ère des explorations et des contacts indirects
puis, à partir de 1900-1905, la phase de l’installation
coloniale en pays touareg. Mais, point important, les
contacts de plus en plus étroits tout comme l’accumulation
des connaissances ne provoquent pas un effet de désenchantement.
Ce qui domine malgré tout, y compris dans la littérature
coloniale, est bien la face positive et valorisée.
Certes, un autre discours existe aussi. Comme c'est souvent
le cas dans les représentations des populations
nomades, se conjuguent en effet (et souvent dans le même
texte) attirance et rejet, valorisation et stigmatisation.
Et l'on pourrait citer ici maints passages où les
Touaregs sont présentés comme d'éternels
pillards, comme des hommes sans loi qui ne reconnaissent
que la force. Mais, hors quelques cas relativement isolés
, chez la plupart des auteurs la représentation
des Touaregs est largement valorisée surtout si
on la compare à celles des peuples qui leur sont
voisins.
Ainsi, sept ans après le massacre de la mission
Flatters, soit dans une période particulièrement
défavorable à une présentation positive
des Touaregs, ceux-ci demeurent malgré tout un
peuple “exceptionnel” pour Bissuel, un peuple
“fascinant” pour Maupassant . Quelques décennies
plus tard, M. Delafosse commence ainsi la préface
qu'il écrit pour le livre du Docteur A. Richer
consacré aux Touaregs Oulliminden : “Parmi
les cent peuples divers qui, à l'heure actuelle,
dans toutes les parties du monde, vivent à l'ombre
de notre drapeau et suivent la voie de leurs destinées
à la faveur de la paix française, celui
des Touaregs a toujours éveillé parmi nous,
une curiosité particulière, qui, peu à
peu, s'est doublée d'une sympathie spéciale”
(1924 : 3). Et de fait, dans bien des cas, les nomades
voilés du Sahara ont incarné la figure même
de l’étrangeté, le Touareg a été
l’Autre par excellence et ce, sur un double registre
puisque il était pensé comme à la
fois un autre proche et un autre lointain.
Lointains … et atypiques
Outre l’aura de mystère qui les a longtemps
entourés, les Touaregs apparaissent lointains parce
que fort différents des autres peuples d’Afrique
du Nord. Depuis 1830, les populations d’Afrique
du Nord et du Sahara ont toujours été pensées
et appréhendées à travers de rigides
oppositions binaires. De plus, ces dernières sont
alors présentées comme surdéterminées
par des différenciations “raciales”
immuables. Si le couple Berbères/Arabes constitue
ici l'exemple à la fois le plus représentatif
et le plus connu, il existe bien d’autres manières
de cliver le social. Ainsi, les oppositions nomades/sédentaires,
Blancs/Noirs, conquérants/conquis ou encore dominants/dominés,
seront également particulièrement opérantes.
Or, dans la mise en place de ce jeu d’oppositions,
les Touaregs occupent une place originale et privilégiée
qui les distingue de tous les autres groupes. Nous sommes
là, en effet, en présence d’une population
cumulant tous les traits jugés positifs de ce dispositif
puisque les Touaregs sont présentés comme
des Berbères blancs, nomades et dominants.
Mais surtout, l'appréhension des Touaregs ne s'effectue
jamais dans une simple relation à deux termes,
dans une relation de face à face entre Nous (=
Européens) et les Autres (= Touaregs). Il y a toujours
présent, de manière implicite ou explicite,
un troisième terme, un second “autre”
qui permet d'instaurer une relation non pas duelle mais
triangulaire. Entre Nous et cet Autre par excellence que
peuvent être les Touaregs vient en quelque sorte
s’immiscer ce second “autre” que seront
les populations arabes dans la plupart des cas ou, plus
rarement, les populations noires du Sahel. D’Europe
au cœur du Sahara, le chemin n’est jamais direct,
jamais sans intermédiaire ; on n’arrive au
pays des “hommes bleus” qu’après
avoir traversé au préalable soit le Maghreb
soit l’Afrique sahélienne.
Ainsi, quand il s’agit de repérer des traits
jugés distinctifs des Touaregs, deux notations
sont récurrentes dans la littérature : le
rôle privilégié des femmes et la tiédeur
religieuse. Or, dans les deux cas, ces affirmations ne
peuvent réellement se comprendre que par rapport
à ce second “autre” précédemment
évoqué. C’est bien, avant tout, par
comparaison avec les populations arabes d’Afrique
du Nord censées opprimer leurs femmes et sombrer
dans le pire fanatisme que les Touaregs sont ainsi qualifiés
: “Quand, en deçà de la région
des dunes de l’Erg, on voit la femme arabe telle
que l’islamisme l’a faite, et, au delà
de cette simple barrière de sables, la femme touareg
telle qu’elle a voulu rester, on reconnaît
dans cette dernière la femme du christianisme”
(Duveyrier 1863 : 124).
Cette opposition pensée comme substantielle entre
Touaregs et Arabes est particulièrement présente
dans le Journal de route de Duveyrier . Que ce soit à
propos du sens de l’orientation, de la politesse
ou de la qualité des bijoux, ce schème apparaît
comme une évidence dans le propos de l’auteur
:
- “Othman a le sens géographique très
développé et il possède, ce que je
n’ai remarqué chez aucun Arabe, la connaissance
du rapport des différents accidents du sol et de
leur entraînement” (1905 : 154).
- “Tout ceci est bien poli et n’aurait jamais
lieu en pays arabe” (ibid : 159)
.
- “ […] le tout est de bon goût et serait
bien vu en Europe. Ainsi ce ne sont plus les ornements
grossiers de Arabes” (ibid : 167).
Ce type de présentation où sans cesse
le portrait des Touaregs se construit en opposition avec
des traits présentés comme propres aux populations
arabes est une constante dans la plupart des textes consacrés
au Sahara. Là aussi, un texte de E. F. Gautier
est on ne peut plus parlant. Après avoir établi
toute une série de comparaisons entre Arabes et
Touaregs, comparaisons toujours à l’avantage
des seconds, cet auteur n’hésite pas à
“naturaliser” cette différence ; selon
lui en effet, “On pourrait pousser bien plus loin
cette antithèse ; on la retrouverait jusque chez
les animaux ; le chien arabe est une brute sauvage, hargneuse
et craintive, un demi-chacal, les crocs toujours au vent.
Le chien targui est câlin comme le nôtre ”
(1906 : 12).
Des Touaregs proches … des semblables ?
La dernière proposition du texte ci-dessus l’indique.
Le même mouvement qui sépare les Touaregs
des populations qui leur sont voisines (population arabo-musulmane
du Nord et populations “noires” du Sahel)
les rapproche de nous, fait d’eux sinon d'autres
nous-mêmes, du moins des autres proches. Citons
à nouveau Gautier (1906 : 11) : “…il
semble bien, toute sentimentalité à part,
qu’il y ait entre eux et nous bien des affinités
et des points de contact, bien plus qu’avec les
Arabes […]En somme, une certaine analogie de mœurs
est incontestable, et elle est sentie de part et d'autre.”
Dès la seconde moitié du XIXème
siècle, la volonté taxinomique, le besoin
de classer les populations afin de les différencier
mais aussi, dans le même mouvement, d’établir
l’origine de chacun des groupes obtenus furent une
des obsessions majeures des recherches anthropologiques
ayant pour objet l’Afrique du Nord et le Sahara.
Les Touaregs n’ont pas échappé à
ce type de démarche. Ainsi, un grand nombre d’études
tentèrent de prouver qu’ils étaient
les descendants de tel ou tel groupe (Gétules,
Numides, Libyens … etc) ou de démontrer qu’ils
se rattachaient à telle ou telle “race”
(aryenne, caucasienne …). Notre propos n’est
pas de reprendre ici cette abondante littérature
. Mais, relevons un fait central : au delà de leurs
divergences, la quasi-totalité de ces travaux partagent
un point commun, une même volonté : démontrer
que les Touaregs font partie intégrante de la race
blanche. E. F. Gautier (1935 : 180) clôt un long
et élogieux portrait de la “race” touareg
par cette phrase sans appel : “Cette belle race
est blanche, en somme.” Si après une telle
affirmation, il restait encore des sceptiques, l’auteur
en appelle à deux traits “culturels”
: les Touaregs ne se lavent jamais et le tissu avec lequel
ils se voilent déteint abondamment sur leur visage
: “Sur une peau touareg il est donc malaisé
de déchiffrer la part respective de la crasse,
de l’indigo et du pigment. Mais je ne les crois
pas beaucoup plus brunes que celles des populations méditerranéennes.
Une foule de traits frappants sont nettement de chez nous
[…] On rencontre souvent dans les pâturages
touaregs des visages familiers, qu’on imaginerait
sans effort sur les épaules d’un Français
méridional au-dessus d’un faux-col et d’une
cravate.”
Mais ce rapprochement, cette ressemblance ne peuvent
se fonder sur ce seul critère racial. D’autres
traits d’ordre culturel doivent ici logiquement
intervenir car, dans ce type de raisonnement, “les
ressemblances morales et intellectuelles vont de pair
avec les physiques” (ibid).
Les Touaregs : un “archaïsme ethnographique”
?
En 1890, dans un article consacré aux Touaregs,
E. Masqueray écrit que les sociétés
touarègues sont “des cristallisations sociales,
et comme des échantillons d’un monde que
nous avons oublié” . Si les Touaregs sont
bien des barbares, ce sont des “barbares de notre
race avec tous les instincts, toutes les passions, et
toute l’intelligence de nos arrière-grands-pères.
Leurs mœurs nomades sont celles des Gaulois qui ont
pris Rome […] Aussi rien n’est plus intéressant
que de les questionner tant sur nous que sur eux-mêmes
”.
Cette vision des Touaregs comme un peuple-témoin
de notre propre histoire se retrouve dans nombre d’études
même si le référent passé peut
varier. D’ailleurs, dans le même texte, Masqueray
lui-même évoque également la “Germanie
de Tacite” ou encore la “Grèce homérique”
. Mais, très vite, c’est bien l’Europe
féodale qui sera la référence principale.
Les sociétés touarègues, et notamment
celle des Touaregs Kel-Ahaggar qui en fut longtemps l’exemple-type,
se caractérisaient par une forte hiérarchisation.
Sous l’autorité d’un chef unique (amenukal)
trois strates sociales étaient réunies :
les nobles (ihaggaren), les tributaires (Kel-ulli) et
au bas de l’échelle, les esclaves (voir Pandolfi
1998 : chapitre 2). Une lecture rapide et superficielle
amena très vite à parler de “féodalisme
nomade” et à établir un parallèle
entre la société des “seigneurs du
désert” et celles de l’Europe médiévale.
A ce titre, l'hypothèse avancée par quelques
auteurs (mais au moins signalée par bien d'autres)
qui consiste à voir dans les nobles touaregs les
descendants de croisés égarés dans
le désert ne fait que pousser à son extrême
le présupposé suivant : non seulement les
Touaregs appartiennent à la “race blanche”,
mais de par leur substrat culturel (en l'occurrence ici
un christianisme originel censé se manifester encore
dans l'usage du motif de la croix) ils partageraient avec
nous, par delà un “vernis d'islamisme superficiel
et écaillé” (Gautier 1935 : 182),
la même culture.
Déjà présent chez Duveyrier , ce
thème où s'entremêlent raisonnement
analogique et comparatisme diachronique, se retrouve chez
la plupart des auteurs :
- “En pays touareg on a souvent le travers de
vouloir, d’un trait de plume, rompre le cadre traditionnel
de la société, qui avec ses suzerains, ses
vassaux et ses serfs, ne peut être comparée
qu’à notre ancienne féodalité”
(Bonamy 1924 : 43).
-“ […] au Hoggar revit, ou à peu près,
notre ancienne féodalité française,
avec ses mœurs, ses institutions, son code de l’honneur”
(Stefanini 1926 : 45).
- “Les nobles du Ahaggar représentent les
seigneurs de notre Moyen-Age” (Vermale 1926 : 34).
- “L’organisation sociale des Hoggars est
essentiellement aristocratique et féodale”
(Demoulin 1928 : 145).
Au delà de ce parallélisme fondé
sur quelques analogies superficielles, on relèvera
que les écrits des premiers Européens qui
ont analysé les sociétés touarègues
ont particulièrement insisté sur la catégorie
des “nobles suzerains”, au point que l’image
stéréotypée du Touareg s’est
construite à partir des traits de cette strate
sociale particulière. Cette vision “aristocratique”
n’est sans doute pas étrangère au
fait que la plupart de ces travaux sont dus à des
militaires souvent en communion idéologique (sur
le mode de la nostalgie) avec l’aristocratie française
. D’où ce sentiment de familiarité,
d’empathie que, de Duveyrier aux militaires de la
première partie du XXème, l’on retrouve
dans le discours de la plupart des auteurs “sahariens”.
Si la création et l’organisation des célèbres
compagnies sahariennes répond avant tout à
des nécessités politico-militaires, on ne
peut cependant gommer un des ses présupposés
: pour être capable d’affronter le désert,
l’Européen doit se mettre à l’école
(à l’épreuve ?) de ces nomades qui
mieux que quiconque en possèdent la connaissance
et l’intelligence. En cela, il est nécessaire
de passer par l’autre, d’être au moins
son égal en ce domaine. J. Peyré sera un
des chantres de cette mue :
- “Le Français allait se faire homme du
vent, prendre place parmi les campements, au point de
se confondre avec eux”(1957 : 99)
.
- “En prenant le fils d’Abidine pour guide,
alors qu’il est chargé de le mener aux fers,
Charlet n’agit certes pas comme un homme d’Europe.
Il s’est véritablement fait nomade et il
se comporte comme un nomade”(ibid : 124).
Conclusion
De nos jours, le stéréotype touareg est
encore largement opérant. Qu'on se souvienne de
quelle manière un véritable lobby des “amis
de la cause touarègue” (cf. Casajus 1995)
a soutenu sans aucune distance critique la rébellion
touarègue au Mali et au Niger. En juin 1992, les
murs de Paris furent ainsi recouverts d'une affiche où
sur un visage d'homme voilé s'inscrivait cette
interrogation pour le moins problématique “Touaregs.
Un peuple doit-il disparaître pour exister ? ”
alors que, dans le même temps, sous le patronage
de l'association France-Libertés, se déroulait
dans le hall du musée de l'Homme une exposition
de photographies figeant les Touaregs dans cette représentation
stéréotypée qui répond si
bien aux désirs et aux intérêts des
Occidentaux.
Cette image est également répétée
à satiété dans les récits
de voyages, livres de photos et autres brochures touristiques.
Parfaitement connue par la plupart des individus auxquels
elle s'applique, elle est très souvent reprise
et réutilisée par ces derniers dans le cadre
de stratégies diverses. L'exemple touristique est
ici le plus parlant : combien de Sahariens ne doivent-ils
pas littéralement se déguiser et jouer au
Touareg afin de correspondre au plus près à
l'image que veulent retrouver les Occidentaux à
la recherche des “hommes bleus”. Dans le contexte
fortement inégal du tourisme Nord/Sud s'exprime
une violence évidente : pour exister, l'Autre doit
encore et toujours se conformer à l'image que nous
avons construite de lui.
Or, d'un point de vue historique, ce qui nous paraît
central ici est bien la relation triangulaire précédemment
évoquée : en aucun cas il n'y a appréhension
de l’Autre touareg sans l’intervention de
ce second autre représenté pour l’essentiel
par les populations arabes d’Afrique du Nord. Le
modèle ainsi établi voit deux groupes se
distinguer, s’opposer voire se combattre au sein
d’un même espace. Dans ce cadre, comme l'a
justement relevé M. Kilani (1997), c'est une relation
spectrale avec l'autre qui se met en place. Le processus
qui amène l’Occidental soit à rapporter
l’Autre touareg à lui-même soit, dans
le même mouvement, à se projeter dans cet
Autre, a pour conséquence principale de séparer
cet Autre privilégié, cet Autre “semblable
et proche”, de l’Autre stigmatisé et
rejeté.
Aussi, il paraît évident qu'une telle stratégie
répond in fine, dans le contexte colonial, à
un objectif principal : diviser pour mieux régner.
En ce sens, nul ne l'a mieux défini que Gallieni
dans sa fameuse circulaire du 22-05-1898 : “S'il
y a des mœurs et des coutumes à respecter,
il y a aussi des haines et des rivalités qu'il
faut savoir démêler et utiliser à
notre profit en les opposant les unes aux autres, en nous
appuyant sur les unes pour mieux vaincre les autres.”
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