Ceux
qui viennent d'ailleurs
Nomades du soleil (Henry Brandt - Edition Clairefontaine
Lausanne)
Ils sont partout " ceux qui sont venus d'ailleurs ",
les nomades solitaires dont on ne sait presque rien, détenteurs
de quelque pouvoir confusément perçu, les
errants furtifs, nonchalants et dédaigneux qu'on
méprise et qu'on craint.
On peut les voir dans les marchés des villages du
nord, bien sûr, pendant une partie de la saison sèche,
et aux abords des marchés. Mais ils n'y livrent d'eux-mêmes
qu'une image un peu terne, et comme voilée: il y
a là trop d'yeux. C'est ailleurs qu'il faut les chercher,
car ils sont gens de solitude et de grands espaces.
Si l'on s'aventurait très loin dans la brousse, plus
loin que les derniers villages, et encore plus loin que
les dernières cultures, alors on pourrait peut-être
les apercevoir qui passent...
D'abord vient un maigre berger vêtu de guenilles indigo
et de culottes de cuir, avec un chapeau cloche à
plumes d'autruche, d'où sortent des tresses. Il avance
sans hâte, et sa longue épée lui bat
les jambes. Il tourne un peu la tête et parle au grand
troupeau noir qui le suit: " Heuîîî!...
Heuîîî!... yaei hè heuîîî!...
yarè! " Il n'y a que cet appel, impératif,
rythmé, et l'herbe jaune et sèche que foulent
des centaines de sabots. Un mugissement parfois, puis d'autres,
en réponse à la voix du berger. C'est un dialogue,
commencé il y a très longtemps, poursuivi
au travers des lentes journées et qui a devant soi
l'étendue sans fin de la savane.
Les bras du berger, maintenus par le bâton qui repose
sur sa nuque, ont la même forme que les grandes cornes
blanches: une lyre partout répétée.
Au milieu du troupeau, un buf porte le matériel
de la famille, enveloppé de nattes et ficelé
de corde noire.
Puis viennent quelques hommes, arc et carquois à
l'épaule, épée pendante. L'un porte
un veau trop jeune pour suivre la troupe. Une dizaine de
moutons les suivent.
Enfin, un peu plus loin, les femmes, minces et lointaines
princesses, avancent à pas glissés, l'une
derrière l'autre, voiles indigo au vent, calebasses
de lait en équilibre sur la tête et entourées
de toute une marmaille. La plupart portent au dos un enfant
endormi, serré dans leur pagne. Fermant la marche,
une jeune fille aux jambes chargées de lourdes chevillières
de cuivre tire un buf porteur; sur le chargement voyage
une femme enceinte; elle tient un très jeune agneau.
Ce sont des hommes qui passent, depuis toujours, à
travers les terres à herbes, sans presque laisser
de trace. Quand ils s'arrêtent, ce n'est que pour
quelques jours. Ils repartiront. Ils ne cultivent pas le
sol, ne construisent pas de routes et ne plantent pas d'arbres;
ils ne bâtissent point de monuments. Ils n'élèvent
d'autel à aucune divinité, et ils ne reviennent
jamais aux lieux - que rien ne signale - où ils ont
enterré leurs morts. La terre ne garde pas d'empreinte
durable de leur passage: ces nomades dédaignent de
modifier le visage du monde.
Ils marchent tous à la même allure, sans hâte,
presque sans bruit, et là-bas, le berger parle aux
vaches et son appel s'éloigne dans la savane. Ce
sont les Bororo qui passent, les gens du troupeau, que rien
ne retient nulle part. Car ils emportent partout leur horizon
semblable, les grands bufs à bosse aux longues
cornes blanches.
Ces bufs à moitié sauvages, mais qui
obéissent fidèlement à la seule voix
de leur berger, ces bêtes sensibles et mobiles à
qui l'on parle, c'est une très ancienne alliance
qui les unit à l'homme.
" En ce temps-là, dit la légende, les
Peuls n'avaient pas encore de vaches. Un jour, un garçon
vit sortir de la mer un bel animal tout noir qu'il ne put
approcher. C'était une magnifique vache: longues
cornes blanches, beaucoup de peau sous le cou. Il revint
le lendemain, accompagné de son père. Dès
qu'elle les vit, la vache s'enfuit et rentra dans l'eau.
- Ecoute, dit le vieux, cette bête va avoir un petit.
Bien sûr, elle ne peut pas le faire dans la mer; il
faudra qu'elle sorte. Allume un grand feu au bord de l'eau,
et attends. Le fils alluma un feu et attendit. Le lendemain,
la vache sortit de la mer, mais, à la vue du feu,
elle y rentra aussitôt. Elle n'en ressortit pas de
trois jours. Puis, comme elle avait faim, elle finit par
aller paître prudemment dans la brousse.
Le cinquième jour, enfin, elle dut sortir, car le
veau allait naître. Elle ne put aller plus loin que
le feu. Pendant qu'elle mettait bas, elle eut un moment
de trop grande douleur et perdit conscience. Le Peul en
profita pour se frotter au nouveau-né. Quand elle
revint à elle, la vache crut qu'elle avait eu deux
petits et lécha aussi le Peul. Celui-ci laissa le
feu à la vache, et en fit un autre pour lui, un peu
plus loin.
C'est depuis ce temps que les Peuls vivent avec les vaches
et qu'ils leur allument un feu, chaque soir.
Mais si le Peul a pris le lait de la vache, la vache, elle,
s'est emparée de toute la vie du Peul. Elle lui est
devenue plus qu'une amie, une raison de vivre. C'est pour
ses bêtes que le Bororo charge son buf porteur,
tous les trois ou quatre jours, et reprend la route.
Car tout, à chaque instant, est subordonné
à la recherche de ce qui est indispensable au troupeau:
l'eau, l'herbe et le sel. C'est lui, en dépit des
apparences, qui mène ce lent cortège à
travers la savane, des terres à herbes aux terres
natronées, et de puits en mare, au gré des
saisons, mais toujours entre ces deux frontières
pour lui infranchissables: au nord la soif, au sud la tsé-tsé.
On voit bien que cet élevage n'a rien de commun avec
une simple économie. Si le Bororo vend volontiers
ses moutons (ils sont un peu sa petite monnaie), il répugne
à se séparer de ses vaches. Il ne se défait,
chaque année, que très exactement de celles
dont le troc ou la vente lui permettra de se procurer des
étoffes, des calebasses, du sel et des bijoux, -
et de payer l'impôt à l'administrateur. Ce
sont les mauvaises laitières, et toutes celles qu'une
savante sélection doit éliminer. Ce sont celles-là
aussi qu'il abat et qu'il mange, mais rarement, et moins
pour se nourrir que pour se conformer aux rites de quelques
cérémonies et communier avec les membres de
la tribu.
Quant aux bêtes qu'on aime, les préférées,
elles meurent de vieillesse et on les pleure.
" Son père est mort, il ne pleure pas, mais
sa vache est morte, las ! quel malheur ! " disent les
sédentaires pour se moquer d'eux. " 1
Pourtant, la mort de leurs vaches ni celle de leurs proches
n'amènent aucun changement sur le visage et dans
l'attitude de ces solitaires dont le premier commandement
est l'impassibilité et la retenue la plus haute vertu.
Car il faut sans relâche se garder de donner prise
aux puissances de la brousse comme à l'envie et à
la méchanceté des hommes. Il faut figer son
visage dans une immobilité d'insecte, tout observer
sans le laisser voir, contrôler ses gestes et maîtriser
ses élans, cacher ses sentiments, taire ses projets:
tout peut devenir indication pour les ennemis visibles et
invisibles par qui on est sans cesse guetté. Ainsi,
une mère ne peut montrer de tendresse à ses
enfants qu'à l'insu de tous. Surtout, qu'on ne puisse
pas raconter qu'elle les aime! On ne dit jamais où
l'on compte aller, et quel jour on s'en ira. On est sans
cesse sur ses gardes, on dissimule ce qu'on sait, ce qu'on
pense et tout ce qu'on ressent, avec une patience et une
constance qu'il est bien difficile de prendre en défaut.
On ment pour dérouter la curiosité et lasser
l'attente. Et on invente mille ruses pour cacher le nombre
de ses vaches, comme leurs qualités ou leurs points
faibles, on fragmente le troupeau, on en éloigne
une partie, on tait tout ce qui le concerne.
On cache également le nom de ses proches; les parents,
par exemple, ne peuvent prononcer celui de la plupart de
leurs enfants, ils doivent les appeler par leur petit nom.
Et comme l'aîné n'en a pas, on lui dit:
- An !, c'est-à-dire: Eh toi! (Lui seul, en revanche,
peut appeler ses parents par leur vrai nom. Mais il ne peut
leur dire " papa " ou " maman "; on
le reprendrait vertement. " Tu n'es pas notre enfant,
lui dirait-on, nous t'avons trouvé dans la brousse!
") C'est que le nom est indissolublement lié
à celui qui le porte, et sa possession permet aux
envieux de redoutables opérations de magie dont les
plus grandes distances même ne peuvent mettre à
l'abri. C'est pourquoi aussi on ne laisse pas la moindre
parcelle de soi, lorsqu'on abandonne un campement. On efface
le dessin qu'on a fait dans le sable, et parfois même
la trace de son pas...
Mais cette impassibilité, cette constante dissimulation
(qui peut mener à ce que notre éthique considère
comme des vices: le mensonge et la fourberie), elle n'est
qu'un aspect de la vertu primordiale de la race:
" Un vrai Peul, dit un de leurs dictons, a beaucoup
de vaches et beaucoup de retenue ".
La retenue, c'est la base de leur morale, le chemin de la
délicatesse, de la discrétion et de la politesse,
celui de la maîtrise de soi, et du courage dans le
silence.
- Le principal, dans la vie, me disait un jour un Peul,
c'est d'avoir honte.
Et il ajoutait:
- On ne peut pas vivre, et on ne peut rien entreprendre
avec celui qui n'a pas de honte.
Et c'est parce qu'ils ont honte qu'ils parlent peu, ne se
plaignent jamais et taisent leurs peurs, qu'ils peuvent
se défendre jusqu'à la mort sans appeler à
l'aide, mais qu'ils se laissent sciemment voler par les
Noirs, sur les marchés, quand ils doivent vendre
une de leurs bêtes...
Cette discipline de tous les instants, cette extraordinaire
dignité, c'est l'apanage de tout Peul bien élevé.
Si on ne l'a en naissant, du moins l'acquiert-on dès
l'âge le plus tendre. Seule la coutume peule l'exige
de chacun, et seuls le mépris et le désaveu
de tous en fustigent la perte (et, dans des cas très
rares et très graves, l'obligation d'abattre une
bête ou la mise au ban de la race, décidées
par les anciens, appuyés sur cette même coutume).
L'autorité de leur chef de tribu, qu'ils appellent
Ardo, ne se fonde pas sur la force. Il n'exerce aucun commandement,
il ne donne que des avis, qu'on peut écouter ou ne
pas écouter. Mais on le respecte, parce qu'il est
un ancien et qu'il connaît bien les hommes, les bêtes,
les herbes et les puits. Il est, avec tous les anciens,
le dépositaire de la tradition.
A cause de la honte, et tant que le bien-être et la
vie du troupeau ne sont-pas en cause, ils ont des âmes
de grands seigneurs. C'est leur élégance et
leur honneur.
Eleveur et rien qu'éleveur, le Bororo vit presque
entièrement du lait de son troupeau. Mais il n'est
pas le seul nourrisson de la vache: d'abord les veaux prennent
leur part. Quand on les arrache au pis de leur mère,
il ne reste plus pour l'homme que sept litres par jour et
par bête en saison des pluies, à peine deux
à trois litres en saison sèche.
On ne mange pas tous les jours à sa faim. Et si l'on
méprise les mangeurs de grains, les sédentaires
à l'horizon limité, il faut bien leur acheter
un peu de mil, au moins pendant la saison sèche,
quand l'herbe est rare et brûlée de soleil,
et que s'incurve dangereusement l'échine des bufs
aux os saillants. Le lait est un miracle quotidiennement
renouvelé, le cadeau merveilleux de la vache à
l'homme, inexplicable parce qu'il s'élabore au-delà
de l'entendement de l'homme. " Ouvrez les tétines
d'une vache abattue, disent les Bororo : vous n'y trouverez
pas une seule goutte de lait! " Mais chaque matin,
et chaque soir, les calebasses s'emplissent d'un lait blanc,
crémeux et qui a parfum d'aventure.
On le boit frais d'abord, puis on le mange caillé,
et enfin battu. On ignore le fromage. Pour faire du beurre,
les femmes battent la crème avec un fouet en bois,
avant de la verser dans la calebasse à col qu'elles
balancent longuement, appuyée sur une natte. Elles
versent ensuite le beurre dans une grande calebasse à
moitié remplie d'eau. Les grains de beurre montent
à la surface, et il n'y a plus qu'à les recueillir
avec une louche et à les presser pour en chasser
l'eau. Le petit-lait qui reste, les Bororo ne le boivent
qu'en cas de disette. En temps normal, ils le réservent
à leurs lévriers efflanqués... ou aux
sédentaires. Mais tout lait a un caractère
sacré, et on n'en perd pas la moindre partie, même
en période d'abondance. Et c'est un très mauvais
présage que d'en renverser, ne serait-ce qu'une seule
goutte.
Le Bororo est sobre de nature au moins autant que par nécessité.
Il n'a jamais aimé les ventres gros comme des sacs
de tabac, auxquels ses femmes décochent des traits
cinglants.
On est mince avec orgueil, de père en fils, et maigre
comme les steppes auxquelles on s'accroche.
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